Bandeau

Retour vers la page d'accueil





1 2







DEUX LETTRES DE LOUIS BRAUQUIER TIREES DE COURRIER






    Marseille, le 9 mars 1920.
   
    Mon vieux Gaby,
   
    C'est un soir silencieux, aux chandelles, que je t'écris, un soir pareil à celui où le Navire en partance appareilla victorieusement vers ma pensée. Mais aujourd'hui je suis seul. Sur la mahonne, j'ai gardé le bras levé dans le signe de Bonne Espérance tant que l'arrière du D'Aumale n'a pas été happé par le cargo, et puis je suis parti vers la ville coutumière. Depuis, je ne sais quels ferments ont produit en moi des bacilles vénéneux, mais je suis dans un effroyable marasme. Un vil écoeurement m'a pris, j'ai méprisé mes poèmes, j'ai haï tout mon passé, et, sans me sentir capable de devenir comme les autres, j'ai flotté dans un état intermédiaire et médiocre. C'est la réaction après la divine exaltation des mois de notre amitié. Tu es celui par qui j'ai cru en moi, comprends-tu ? Et maintenant voilà ! tu pars...
   
    300Rue Saint-Ferréol, j'ai rencontré l'exquise May. Elle m'a dit qu'elle avait eu de tes nouvelles par ta famille, et puis : " Gaby me manque. " J'ai répondu : " Moi aussi ! " Alors, elle m'a dit : " Quand je vous rencontrerai nous irons sur le Vieux-Port et nous parlerons de lui. " J'ai fait " oui ", mais je ne crois pas la rencontrer de sitôt. Je rentre chez moi, je ne sors plus le soir ; je bouquine et je fais du droit. Envoie-moi le poème de Pleine Mer et les photos ; moi, je n ai plus rien écrit que des notes. Je renaîtrai quand j'aurai passé mon examen ; maintenant je suis Lazare. Il fait froid d'ailleurs. Tous les dieux, même atmosphériques, sont contre moi. La Transatlantique m'est inhospitalière, et je ne trouve pas, chez les marchands, les chaussures que je cherche.
   
    Mon travail me dégoûte, parce que je le connais. Voilà la ligne de ma vie : connaître, puis quand je connais, adieu. C'est pour cela que tu m'étais cher, ondoyant, divers, fluide, ô Gaby, et nos rires... " Ma chandelle est morte, je l'ai remplacée " : que ne puis-je remplacer mes amis comme mes chandelles !
   
    Mauvaise notation : " la mer est comme une étoffe pâle satin moiré d'émeraude "... Toujours la virgule de lumière dans la tour, l'immense expliqué par le minuscule, le naturel par le fabriqué. Rostand. La mer est une descente de lit, et puis, vois-tu, les pierres précieuses, ça fait toujours jeune homme pauvre, dans les vers. La mer ! comme elle est bleue au loin, la mer sonore. Je rêve d'écrire un poème [...].
   
    Pourquoi es-tu parti ? Ce dimanche est écoeurant. Je suis allé voir ma baie, mais Chabaud n'y vibre pas ! Plus rien n'est vrai. William James est un bavard. Suarès parle de la Beauté. Elle m'assomme. Matière, Matière, tu es seule riche et puissante ! Chair et rien que Chair, cris, rires, alcools. Assez. Sibylle. Suis-je assez idiot ? Je crois que oui ! Alors je t'embrasse. Louis.







Louis Brauquier par Roger Duchêne
La_Photo